Pelé c'était le football, par François Thébaud

Superbe article de François Thébaud.......il y a quelques années
Le temps qui passe


Imaginant la fin prochaine de sa longue carrière de vedette et la tranquillité idyllique d’une vie familiale il a déclaré un jour  : «  Je vais enfin pouvoir porter le nom inscrit sur mon acte de naissance.  ».

Apparemment simple ce projet s’est avéré irréalisable. Trente ans après le Mundial 70, son dernier et son plus grand triomphe, des millions de sportifs des cinq continents restent convaincus que les chefs d’œuvres de l’Art du Football dont ils ont été les témoins ou dont ils en ont lu les commentaires, ne peuvent avoir une autre signature que celle de Pelé. Un surnom qui fut donné à l’âge de dix ans à Edson Arantès de Nascimento par les galopins qu’il driblait dans les rues ou les terrains vagues de Bauru, avant de passer à la gare pour cirer les chaussures des voyageurs qui le désiraient. Une signature qui est demeurée la sienne au cours du prolongement de son itinéraire de footballeur professionnel aux Etats Unis. Et même lorsque le Brésil a fait de lui son ministre des sports.

Trois coupes du Monde remportées avec l’équipe nationale de son pays, deux coupes Intercontinentales gagnées à la tête du Santos FC, 1278 buts marqués en 1356 matches …Fabuleux ces titres officiels et ces chiffres presque invraisemblables, dûment comptabilisés et publiés par la presse brésilienne, ne témoignent que partiellement d’un génie qui s’est manifesté dans tous les domaines du Football. Il lui a valu l’admiration sans réserve de tous les joueurs qui l’ont rencontré sur les stades, des entraîneurs, des journalistes, des cinéastes et des acteurs les plus célèbres, des musiciens du classique et du moderne, des chefs des plus grands Etats, des publics les plus neufs et les plus blasés.
Jusqu’au terme d’une vie professionnelle d’une durée exceptionnelle (1957-1977) la création offensive a constitué la base sans concession de son jeu et de ses convictions en matière de tactique. Avec l’âge, l’expérience la pression d’un environnement cultivant d’autres valeurs que la philosophie et la morale du football, cette base a pris des formes que révèlent ses performances.
Un incroyable bilan caractérise la première forme de son jeu  : le nombre des buts et le nombre des matches qu’il joue. Tout a commencé à la fin de l’année 1956 alors qu’il vient d’atteindre sa seizième année. Et avant de marquer trois buts à l’équipe de France en demi-finale de la coupe du Monde 1958et deux buts en finale contre la Suède, il a joué 73 matches avec l’équipe professionnelle de Santos pour laquelle il a marqué 65 buts. Il a déjà été sélectionné dans l’équipe du Brésil à deux reprises et marqué un but contre l’Argentine. Il a déjà une expérience impressionnante lorsqu’il joue son deuxième match international en Suède. Il a sauvé la qualification de son équipe en parvenant à marquer le but qu’une équipe Galloise repliée dans son camp refuse obstinément de concéder. Au prix d’un exploit personnel que ses aînés Didi le maître à jouer du milieu de terrain  , Garrincha l’irrésistible ailier droit, Nilton Santos le meilleur arrière offensif de l’époque ,ont apprécié à sa juste valeur. Mais les six buts qui ont contribué à la première conquête de la Coupe du Monde par le Brésil ne tournent pas la tête de cet adolescent de 17 ans, il se charge de le prouver en compagnie de joueurs moins prestigieux de Santos.
De 1958 à la fin de 1962,il va jouer 386 matches et marquer un total de 475 buts. Soit plus d’un but par match. 1959 et 1961 sont les années les plus prolifiques  : respectivement 126 et 111 buts .
Du total on ne peut éviter d’en détacher un  : celui du 5 Mars 1961 réalisé à Maracana devant les 60.000 spectateurs d’un match Fluminense-Santos qui vont applaudir ,debout durant plusieurs minutes, ce qu’ils n’avaient jamais vu auparavant  : un joueur qui va conquérir le ballon dans sa propre surface de réparation et qui l’amène dans les filets du gardien international Castilho après avoir éliminé un par un ses adversaires. Ce joueur c’est Pelé. Une plaque fixée à un mur de l’entrée du stade le plus grand du monde rappellera celui que l’on nommera «  gol do placa  »avant d’être rejoint par le «  gol mil  » sept ans plus tard.

Pelé a les pieds sur terre, il sait fort bien que sans le concours de ses coéquipiers qui ont retenu l’attention des adversaires, il n’aurait jamais réussi un pareil exploit. Mais dans le pays et surtout à l’étranger on se pose une question  : que vaut un phénomène de cette classe  ? Le gouvernement répond à sa manière aux propositions de transfert qui affluent  : classé immédiatement «  patrimoine national  »Pelé n’est pas exportable. Les dirigeants de Santos qui n’ont pas de disposition particulière pour la philanthropie n’y verront aucun dommage. Les très nombreux contrats qu’ils signeront avec les clubs de tous les pays désireux de rencontrer Santos, préciseront que l’absence éventuelle de Pelé provoquera une baisse de 50% du montant. Un éditeur de Rio en profite pour lancer un livre intitulé  «  Eu sou Pelé  » (Je suis Pelé) .On pourrait craindre que de telles manifestations aient une fâcheuse influence sur son ego. Mais il n’en sera rien. Il n’ignore pas sa valeur footballistique mais la blessure au genou qui a réduit au chômage le bon joueur professionnel qu’était Dondinho son père et sa famille à la misère lui rappelle la fragilité de sa situation.

En 1959 il a d’ailleurs fait une expérience qui l’a édifié sur ce sujet. L’équipe du Brésil étrennait à Buenos-Aires son titre mondial dans le Championnat d’Amérique du Sud face à l’Uruguay qui, éliminé dans la phase éliminatoire n’avait pu se rendre en Suède. C’était une belle occasion pour les champions du monde 1950, de montrer ,comme ils l’avaient fait à Maracana que les attaquants brésiliens ne les intimidaient pas. En particulier ce phénomène de 18 ans qu’il fallait remettre à sa place. Pour contrer le jeunot ils avaient l’argument de la force, auquel il ne pouvait opposer que son habileté et son courage. Dans l’une des plus grandes bagarres de l’histoire sud-américaines qui mit aux prises sur le terrain de River Plate une cinquantaine de combattants, Pelé eut la chance d’éviter une terrible correction grâce à une intervention de Didi dont la frappe de karatéka au menton du géant Martinez lui ôta l’envie de jouer les terreurs.
Huit jours plus tard, Pelé rencontrait l’Argentine dans un match décisif de la compétition sur un terrain étroitement ceinturé par un cordon serré de policiers braquant leurs armes sur la foule. Le but qu’il signa montrait qu’il avait retrouvé sa confiance. La semaine suivante il commençait une série de neuf matches à raison d’un tous les deux jours. Et le travail de musculation, entrepris sur les conseils de son entraîneur Lula, ne tardait pas à porter ses fruits en transformant l’adolescent longiligne en adulte d’une robustesse respectable.


Il fallait en effet de la robustesse voire déjà des qualités d’athlète complet pour mener la double tâche qu’il effectuait dans le jeu et qui suscitait l’admiration générale. Car ce formidable buteur ne se contentait pas de se démarquer en pointe pour recevoir le ballon qu’il allait expédier dans les filets. Il se repliait pour construire les occasions de but avec une intelligence, une habileté et …une dépense d’énergie que son aisance semblait démentir. L’expérience allait lui montrer les conséquences fâcheuses des efforts excessifs que son jeu ajoutait à la folle multiplication des matches conclus par les dirigeants de Santos au rythme de trois par semaine,
En 1962 pour sa deuxième Coupe du Monde, il était de très loin le plus jeune des neufs champions de 1958 sélectionnés à nouveau malgré leur moyenne d’âge élevée. Une préparation physique intelligente leur aurait épargné au Chili où se disputait la compétition, un entraînement trop dur. Ce ne fut pas le cas. Et après avoir marqué un but puis donné une balle de but à Zagalo qui éliminait une excellente équipe du Mexique, Pelé fut victime d’une déchirure de l’aine en décochant un tir. Et alors que la gravité de la blessure exigeait l’hôpital, il accepta de rester sur le terrain pour respecter le règlement de la FIFA qui n’autorisait pas encore le remplacement des joueurs. Il lui fallut attendre deux mois avant de reprendre le «  travail  ».Ses dirigeants avaient eu le temps de réfléchir et de conclure le plus grand nombre possible de matches pour ce que les sportifs de Sao Paolo et leurs rivaux de Santos appelaient le «  Pelé Futebol Club  ».Lui il avait avant même sa blessure décidé de modifier la forme de son jeu offensif en partageant d’avantage la construction mais aussi la réalisation des attaques avec un coéquipier. Coutino était l’homme de la situation.


Plus petit que Pelé qui ne mesure pourtant qu’un mètre soixante dix, la musculature enveloppée, il ne fait pas grosse impression. Mais sur le terrain, quelle vivacité  ! Quelle adresse  ! Quelle malice dans ses remises et ses feintes de remise  ! Avec de tels compères le «  une deux  » va terroriser toutes les défenses, quand le duo Pelé-Coutinho exécute sa «  tabelha  ».C’est dans les années soixante, la grande attraction de l’annuel Tournoi de Paris et de la plupart des pays d’Europe, comme à Bâle où la formation suisse renforcée concède huit buts équitablement partagés entre les deux attaquants de Santos.
Pourtant dans l’équipe nationale où la sélection de Coutinho n’est pas assurée, le rôle de Pelé demeure celui du joueur qui règle tous les problèmes. En 1963 au Heysel, une étonnante équipe de Belgique forte de l’apport des remarquables tacticiens que sont Van Himst , Vanden Berg et Verbiest , inflige au Brésil privé de ses champions de 1958 et 1962 , la plus lourde défaite de son histoire 5-1.Affolés les dirigeants Brésiliens rappellent Pelé remis de sa blessure du Chili pour rencontrer la France privée de Kopa et de Fontaine à Colombes. Le Brésil gagne sur le score de 3-2.Trois buts de Pelé  !



L’année 1965 va l’obliger à donner plus d’importance aux choses sérieuses. D’abord  son mariage avec Rosemarie Cholby, une jeune fille de la petite bourgeoisie de Santos. C’est le couronnement d’une longue idylle pas toujours appréciée dans un pays où trente années plus tôt les clubs sportifs n’avaient pas le droit d’engager des joueurs noirs. Mais qui oserait contester l’union de l’homme le plus populaire du Brésil  ? Les banquiers sont moins accommodants quand Pelé assume la responsabilité de régler les énormes dettes contractées en son nom par un ami auquel il a imprudemment confié la gérance d’une fabrique de matériel sanitaire. Les dirigeants de Santos qui doivent leurs récente opulence aux 50% qu’ils oublient de verser à Pelé, consentent à payer les frais de la candeur en affaires de leur footballeur moyennant la signature d’un contrat qui l’obligera à porter le maillot de Santos jusqu’en 1974.En attendant il va marquer 106 buts dans les soixante quatorze matches de l’année.



Sa troisième Coupe du Monde, il va donc l’aborder avec un optimisme retrouvé malgré sa méfiance pour les dirigeants de la sélection. Il néglige le fait que la compétition se passe en Angleterre, et que Stanley Rous le Président anglais de la FIFA a oublié son devoir de réserve, et qu’ayant publié dans la Presse son pronostic en faveur de ses compatriotes, il peut compter sur l’aide des arbitres britanniques qui sont nombreux et sympathiques puisqu’il a été lui-même arbitre. Pelé commence néanmoins par une victoire sur la Bulgarie où il multiplie les prouesses techniques.. Et pour sa rentrée contre le Portugal, il ignore qu’il est attendu sur le terrain de Liverpool par un arrière nommé Morais qui l’exécute en deux frappes au genou manifestement volontaires aux yeux d’un Mais blessé aux chevilles par les coups délivrés par un certain Jetchev il ne peut jouer le second match, perdu contre une bonne équipe Hongroise public indigné. L’arbitre anglais Mac Cabe qui n’a pas daigné siffler un coup franc, ne semble pas avoir aperçu que Pelé avait été transporté hors du terrain et que les dix Brésiliens allaient être éliminés pour le grand bien de la World Cup. La Presse anglaise en utilisant le terme « butchered » pour qualifier la victime d’un boucher fait son devoir. Elle a oublié de mentionner les noms des deux autres acteurs.
La blessure de Pelé est assez grave pour lui procurer des craintes. Mais il est surtout révolté par le silence du Président de la Confédération Brésilienne des Sports Joao Havelange qui semble ne pas vouloir se joindre aux violentes réactions de l’Argentine et de l’Uruguay dont les équipes ont été elles aussi victimes des referee de Stanley Rous. Pelé fait connaître sa volonté de ne plus participer à la Coupe du Monde et la maintient pendant trois ans. Elle sera remise en cause le 16 Novembre 1969.
Au cours d’un match de championnat banal qui oppose à Mararacana Vasco de Gama à Santos, deux équipes mal classées, Pelé réalise l’exploit impatiemment attendu par les média de l’Amérique Latine : son millième but. Ce n’est pas le plus brillant d’entre eux, car il est obtenu sur penalty, même incontestable comme c’est le cas. Mais c’est une explosion de joie des 80.000 témoins qui portent Pelé en triomphe sur le terrain. L’euphorie est telle qu’à la une du lendemain, le « gol mil »disputera les titres de tête à la nouvelle de l’alunissage de Conrad et Bean qui a eu lieu le même jour. Pour Pelé il devient inconcevable de ne pas participer à sa quatrième Coupe du Monde dont la phase finale va se dérouler au Mexique. Mais la réussite individuelle du but numéro 1000, saluée par un télégramme de Stanley Rous, va paradoxalement donner au jeu offensif de Pelé une nouvelle forme collective dont l’équipe d’Angleterre sera la première victime sportive. La nomination de Joao Saldanha, un brillant journaliste qui a un peu plus tôt entraîné Botafogo lui parait positive car c’est un partisan déclaré du jeu positif. Il donne à la sélection une base Santos-Cruzeiro , alliance de deux clubs offensifs. Avec Tostao le leader de l’attaque de Cruzeiro Pelé va constituer un duo d’une formidable efficacité puisque le Brésil va remporter les six matches de son groupe qualificatif du Mundial 70 en marquant 23 buts et en concédant seulement deux. Pelé en a signé cinq et Tostao dix.



Des chiffres significatifs de l’orientation de moins en moins individuelle du jeu de Pelé. Elle ne sera pas remise en question par le limogeage de Saldanha victime de la jalousie de certains entraîneurs.
Zagalo qui lui succède à la direction de la sélection est devenu portant un entraîneur conformiste .Impressionné par les succès européens du catenaccio il veut adopter un jeu plus défensif et envisage le départ de Tostao souffrant d’une blessure à l’œil. Pelé, qui a toujours évité d’intervenir sur les problèmes de la sélection, fait savoir à Zagalo, avec l’appui de Carlos Alberto et de Gerson, qu’il entend pratiquer le jeu qui a si bien réussi dans la phase qualificative et avec les mêmes partenaires. Malgré la prudence qu’il doit manifester dans le jeu de tête, Tostao donne entièrement raison à Pelé et à tous ses coéquipiers, en confirmant leur jugement par sa clairvoyance, la justesse de ses remises et la qualité de ses dribles, notamment dans la préparation du but décisif marqué contre l’Angleterre. Comme dans la phase éliminatoire, le Brésil remporte les six matches de la phase finale en battant la Tchécoslovaquie, l’Angleterre, la Roumanie, lé Pérou, l’Uruguay et l’Italie. Pèle n’a réalisé que quatre buts dont deux qu’il était le seul à pouvoir réussir. Mais ses cinq passes décisives à Jairzinho,Tostao, Rivelino, et Carlos Alberto, « servies sur un plateau » suivant la vielle expression footballistique étaient des actions aussi géniales que ses prouesses techniques réalisées au milieu terrain face à la Tchécoslovaquie et l’Uruguay.
Le succès populaire de la Coupe du Monde 1994 sur les stades des USA, puis celui encore plus étonnant de la Coupe du Monde féminine, confirmant l’adhésion massive des femmes américaines à la pratique du soccer, incitent à se demander si les trois années de Pelé au Cosmos n’ont pas contribué à la réalisation de ces évènements.


Les 77.000 personnes qui remplissaient les tribunes du bien nommé Giants Stadium de New Jersey le premier octobre 1977 les avaient-elles pressentis ? Etaient-elles tout simplement attirées par la présence des prestigieuses vedettes ?
Le score de 4-1 de la victoire de la conception offensive du jeu inspirée par Pelé sur la conception défensive du calcio n’a pas eu sur la qualité du jeu pratiqué dans le monde l’influence bénéfique que l’on pouvait espérer. La primauté accordée à d’autres valeurs par les dirigeants du sport international explique ce décevant constat. C’est l’une des raisons pour lesquelles Pelé a refusé de participer à sa cinquième Coupe du Monde comme lui demandait avec obstination Joao Havelange appuyé par le général-président du gouvernement militaire. Le premier Juillet 1971 cent quarante mille spectateurs assistent à son match d’adieu à l’équipe nationale qui rencontre la Yougoslavie à Maracana. Les « Fica ! Fica ! »(Reste ! Reste !) de la foule quand il effectue son tour d’honneur le font pleurer. Mais ne changent pas sa décision.
Il ne réalisera pas cependant le souhait qu’il avait formulé d’une retraite tranquille, car il lui faut jouer avec Santos jusqu’au terme de son contrat le 2 Novembre 1974.


Entretemps il a préparé sa reconversion. En se consacrant courageusement aux études qu’il n’a pas suivre à Bauru où il a passé la seconde partie de son enfance et il parvient à obtenir un diplôme équivalent au baccalauréat des européens. La publicité et le cinéma lui ouvrent des horizons nouveaux. Il jouera même plus tard l’un des rôles principaux d’un film de John Huston qui n’ajoutera rien à la gloire du grand réalisateur.
En 1975 il accepte les offres de la Warner Connections, l’un des groupes les plus puissants de l’industrie nord-américaine du spectacle. Une prolongation footballistique qui assure l’avenir de sa famille. A trente cinq ans il a conservé une bonne partie de ses moyens de joueur du Cosmos, le club propriété de la Warner, comme le montre les soixante buts qu’il marque sous ses couleurs. Mais une campagne de trois ans est insuffisante pour réussir la tâche qu’il a accepté avec enthousiasme : implanter le soccer dans un pays où la concurrence des sports nationaux, basket, base-ball, football américain, doit être supporté par un seul joueur. si prestigieux soit-il.

Est-ce un échec, bien qu’il ait triplé les affluences des matches du Cosmos ? Le succès populaire de la Coupe du Monde 1994 sur les stades des USA, puis celui encore plus étonnant de la Coupe du Monde féminine, confirmant l’adhésion massive des femmes à la pratique du soccer , incitent à se demander si les trois années de Pelé au Cosmos n’ont pas contribué à la réalisation de ces événements.

Les 77.000 personnes qui remplissaient les tribunes du bien nommé Giants Stadium de New Jersey le premier octobre 1977 les avaient-elles pressentis ? Etaient-elles simplement attirées par la présence des prestigieuses vedettes de l’écran, de scène, de la télévision et du football invitées par la Warner ? Restaient-elles à leur place sous une pluie battante pour assister à une rencontre symbolique dont Pelé jouerait une mi-temps avec Santos et une mi-temps avec Cosmos ? Pour pleurer avec lui quand il quitterait le terrain torse nu sur les épaules de ses coéquipiers, accompagné par ses deux premiers tuteurs Dodinho et Valdemar de Brito ? Non, ce qui les retenait à leur place c’était le message qu’il avait lancé au micro, sur le terrain avant le début du spectacle. Un message auquel la foule avait spontanément et clairement répondu en répétant trois fois comme il l’en avait priée, le mot « love ».
Dans l’ambiance « réaliste » des stades de la fin du siècle où les publics sont souvent plus animés par la haine que par l’amour, ce mot aurait reçu un accueil ironique. Au Giants Stadium il ne pouvait pas en être ainsi sept ans après le Mundial 70 , couronnement d’une carrière dont la splendeur et la durée ne laissaient aucun doute sur la nature du sentiment qu’il inspirait dans sa pratique du sport le plus humain du monde.

Un épisode du match qui permit au Brésil de vaincre l’Angleterre à Guadalajara , quatre ans après le traquenard de la World Cup 66 , est particulièrement révélateur. Pelé avait les raisons que l’on sait de prendre une revanche personnelle en signant le but de la victoire. Pendant une fraction de seconde il crut que c’était chose faite grâce à sa magistrale reprise de tête d’un centre tendu de Jairzinho. Une miraculeuse parade du gardien Gordon Banks le priva de cette joie. Pour la retrouver, l’homme aux mille buts pouvait compter sur l’efficacité éprouvée de son tir. Il choisit un autre moyen : la passe, l’emblème du jeu collectif. Servi dans la surface de réparation anglaise par Tostao auteur d’un superbe drible , Pelé à quelques mètres de Banks esquissa une feinte de tir qui eut pour effet de resserrer le rang des défenseurs adverses et de démarquer Jairzinho auquel il glissa tranquillement la balle du but. Le génie de Pelé s’était manifesté dans le geste qui affirmait son attachement au caractère collectif du football et non la satisfaction égoïste d’une revanche.
Si trente années plus tard le souvenir qu’a laissé le footballeur Pelé demeure plus vivace que celui de nombreux prétendants à la reconnaissance de la postérité, il le doit d’abord à la manière dont il a su allier le cœur, la tête et le muscle.
« Ceux qui comme moi ont eu la chance de le voir jouer ont reçu des offrandes d’une rare beauté : des instants si dignes d’immortalité qu’ils nous permettent de croire à l’immortalité. » Cet hommage du talentueux sociologue uruguayen Eduardo Galeano incitera un footballeur de la base mais qui a eu la même chance que lui, d’écrire : Pelé a fait rêver le siècle parce que Pelé c’est le football.

François Thébaud