Outre-Atlantique, le ballon rond n’est pas un « sport », déraciné de la politique, de la culture et de la religion.
Il n’y a pas un Argentin qui ne sache que le pape François est péroniste
et « hincha », supporteur de San Lorenzo, le club du quartier d’Almagro
à Buenos Aires.
Ces informations sont d’une importance capitale en Argentine, où l’on ne
supporte pas une équipe, on appartient à elle. Etre de Boca ou de River
revêt d’importantes connotations sociales et politiques.
En outre, les individus n’ont pas complètement le choix du maillot pour lequel ils pleureront. On est souvent affilié à un club par son père ou son oncle et l’on ne peut en changer au cours de sa vie.
La mobilité sociale est impossible dans le foot. Jusqu’à sa mort, Maradona
a été « bostero »(« bouseux »), surnom donné aux supporteurs de Boca Juniors,
et ce indépendamment des équipes dont il a porté le maillot. Boca est une
identité, les autres des contrats.
Le football comme objet artistique
En Amérique latine, le football est une culture de deux manières. D’une part, parce que le jeu permet de symboliser la vie, notamment politique, et d’en offrir de multiples métaphores. Avoir le sens de la stratégie, par exemple, c’est « parar la pelota y levantar la cabeza » (« arrêter la balle et lever le regard »). D’autre part, parce que, dans le jeu, les arts trouvent de la poésie et de la sublimation. Ecrivains, photographes, cinéastes, peintres, musiciens et danseurs prennent le football comme objet artistique, et Maradona lui-même a été un artiste ou un magicien sublime.
Sur le terrain, au stade (les tribunes sont essentielles) et dans la ville, il y a production de sens. Le joueur et son public ne sont pas réduits au corps, ils parlent, font parler, produisent une émotion qui prend part au monde comme toutes les autres formes de la culture. Parmi les motifs exposés dans son décret du mercredi 25 novembre instituant trois jours de deuil national, le président argentin, Alberto Fernandez, mentionne nombre des conquêtes sportives de Maradona, mais il dit aussi solennellement que « ses pleurs lors de la défaite en finale de la Coupe du monde 1990 en Italie sont gravés dans le regard de tout un pays ».
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Ainsi se comprend Maradona, et l’on arrive mieux à entendre pourquoi Lionel Messi n’est pas l’égal de son aîné. Il n’est absolument pas question de qualités sportives. Le joueur de Barcelone est le meilleur joueur de son temps. Mais il n’existe pas à l’extérieur du terrain. Il n’occupe aucune surface politique, religieuse ou culturelle, même pas sur les réseaux sociaux où il est aussi timide que modeste.
Pourquoi pleurons-nous Diego tout en faisant mine de ne pas comprendre
l'origine de notre émotion ?
Si on compare à Messi, il n'est pas vraiment question de qualités sportives.
Le joueur de Barcelone est le meilleur joueur de son temps. Mais il n'existe
pas à l'extérieur du terrain. Il n'occupe aucune surface politique, religieuse
ou culturelle, même pas sur les réseaux sociaux, où il est aussi timide
que modeste.
A certains égards, on ne se trompe pas en disant que Messi est un joueur (argentin) du football européen, formé dans un club qui, de surcroît, est une société anonyme, presque une entreprise multinationale, dont le siège se trouve à Barcelone.
A regarder le nombre de touristes du monde entier qui remplissent chaque semaine les gradins, on peut d'ailleurs se demander si le club catalan s'est complètement émancipé du peuple catalan. Barcelone, est-ce toujours le Barça ?
A vrai dire, le football n'est nulle part totalement émancipé de la culture et encore moins de la politique. Surtout pas en Europe, où sa capacité à représenter les nations possède une force que les commentateurs français veulent dissimuler à la télévision, jusqu'à ce qu'ils se voient submergés par l'émotion d'une victoire tricolore. Malgré les efforts du capitalisme qui achète et vend des clubs et des joueurs, qui soumet le sport et ses règles au nombre de spectateurs devant leur téléviseur, la structure du jeu est profondément enracinée dans les peuples, les nations et les classes sociales.
Cependant, l'Argentine n'est pas la France, et l'Amérique latine n'est pas l'Europe.
Maradona est une divinité réelle parce qu'il est un symbole au sein d'un imaginaire qui nécessite des dieux sur terre. Et aussi parce que lui-même a été un brillant producteur de cet imaginaire, comme lorsqu'il a répondu aux journalistes que son premier but lors du match contre l'Angleterre au Mondial de 1986 était le fait de «la main de Dieu ».
Il savait que ce match était une réédition symbolique de la guerre des Malouines de 1982 et, en rentrant sur le terrain, il cherchait la revanche après l'humiliation.
Les talents du pauvre.
A sa manière, Maradona épouse merveilleusement le péronisme. Il est à la fois populaire parce qu'il prétend incarner la nation, et plébéien parce qu'il élève le pauvre avec les talents du pauvre face au puissant.
Il l'est aussi car c'est une forme politique où les humbles peuvent devenir des dieux, et leur arrogance une revanche face aux puissants.
Tous les Argentins ne se reconnaissent pas, ou pas tout le temps, dans leur Diego.
Maradona, c'est la raison du faible qui doit jouer dans les règles et avec les règles.
Comme dans la vie courante, la triche a une valeur énorme lorsque les règles du jeu nous condamnent à perdre.
La victoire contre l'Angleterre a été scellée par deux buts de l'« Astre
».
Le premier, celui de « la main de Dieu », célèbre la fête du faible qui triche sans se faire prendre. Le second consacre le génie du petit, capable de vaincre par la feinte et l'intelligence du jeu. Avec son seul talent, le faible ridiculise tous les puissants.
Inversion carnavalesque de l'ordre politique qui permet de se tenir ensemble face aux puissants. Aujourd'hui, ce match Argentine-Angleterre se serait soldé par nul 1 à 1 .. avec des prolongations et peuy-être des tirs au but.
L'usage de la fameuse VAR aurait annulé le premier but et sanctionné Maradona.
Quelle tristesse que d'amputer ainsi le football de cette dimension politique du jeu où Maradona excellait ! C'est la victoire du capital sur la culture. Pouvoir jouer avec l'arbitre, pouvoir l'instituer comme un acteur à part entière du jeu, pouvoir faire du public dans les tribunes, comme à Boca Juniors, le « douzième homme ».
Bien au-delà du sport et bien au-delà de l'Amérique latine, le monde pleure Diego parce que Maradona était un artiste qui tenait le foot pour un fait de culture..
1/4 finale Coupe du Monde, 22 juin 1986 à Mexico Argentine bat Angleterre
2 à 1 (0-0)
Arbitre : Monsieur Ben Naceur (Tunisie)
Spectateurs : 115 000
Buts : Maradona (51eme, 55eme) Lineker (81eme)
Argentine : Pumpido - Cuciuffo, Brown, Ruggeri, Olarticoechea - Gusti,
Batista, Burruchaga (Tapia, 76e), Enrique - Maradona (cap), Valdano. Entr
: Bilardo
Angleterre : Shilton (cap) - Stevens, Fenwick, Butcher, Sansom - Hoddle,
Steven (Barnes, 76e), Reid (Waddle, 66e), Hodge - Beardsley, Lineker. Entr
: Robson
Extrait du Sofoot remarquable consacré à Maradona
Commentateur radiophonique de talent, Victor Hugo Morales, lui le natif
d’Uruguay, est l’homme bande-son du but génial inscrit par Maradona en
86 contre les Anglais.
Présentateur d’une émission de football, mais aussi d’une émission sur
la musique classique sur Radio Continental, Victor Hugo revient sur un
évènement qui a changé sa vie, outre celle de Maradona.
Entre deux morceaux de Jean-Sébastien Bach…
Quel souvenir gardez-vous de votre commentaire en 86 du but de Maradona ?
Oulah…J’en garde un souvenir très fort. A ce moment-là quand je vois Maradona
dribbler le premier Anglais, je sens qu’il peut se passer quelque chose…j’étais
hystérique, comme si on m’avait mis un coup de fouet dans le dos, ou qu’on
m’avait branché les deux doigts dans une prise d’électricité. Au fur et
à mesure de la progression de Maradona, l’intensité est montée, pour tout
le monde d’ailleurs, mais pour moi l’excitation était encore plus forte
du fait que je devais assurer le commentaire. Ici, en Amérique du Sud,
les commentaires sont très différents de ceux qu’on peut entendre en Europe
par exemple. Le discours est plus fervent, plus passionné, avec un débit
beaucoup plus rapide, aussi il n’y a pas de pauses ou de temps morts pour
les narrateurs.
Nous vivons l’action de façon tellement intense qu’on en transpire horriblement, et fatalement ça génère des commentaires dramatiques, grandiloquents, pleins d’émotion. Lorsque Diego met le but, je fais une faute professionnelle, je sors de mon rôle de commentateur pour laisser place au supporter qui sommeille en moi. Je suis devenu complètement fou, mais à ce moment-là je viens de commenter le but le plus hallucinant de l’histoire de la coupe du monde inscrit par le meilleur joueur de l’histoire de la coupe du monde, claqué à une équipe que tous les Argentins voulaient voir éliminée à cause du conflit des Malouines.
C’est cet ensemble de choses qui me fait perdre la tête, je me rappelle que j’ai fini le match debout, les mots me venaient tout seuls, je ne savais plus ce que je commentais, et en même temps j’avais devant moi la plus grande source d’inspiration, le rêve de tout commentateur, c’est à dire Maradona. Aujourd’hui je peux dire que ça a été l’une des émotions les plus violentes de ma vie.
Il y aurait pu avoir 10 000 manières de qualifier le but de Maradona, mais
vous, à chaud, vous inventez un nouveau surnom à Maradona
“Barrilete Cosmico” (Cerf-volant Cosmique). Est-ce que l’oeuvre d’art vous
a inspiré ou c’était du préparé ?
J’ai fait tellement de commentaires dans ma vie que j’ai appris très vite
à adapter mon discours à une action. Un but peut être poétique, humoristique
ou tragique, et c’est à moi de répercuter son importance à travers mes
propos.
Pour ce qui concerne le surnom, c’est une autre histoire : j’avais entendu une fois un joueur de football dont je ne me souviens plus le nom dire que Diego était un Barrilete, une personne qui change tout le temps, quelqu’un de lunatique. Or là Diego avait dégaîné la main de dieu et inscrit le plus beau but de l’histoire de la Coupe du monde en un match, ça convenait parfaitement, mais j’y ai ajouté une dimension plus grande avec le terme “cosmique”.
Je vous jure que sur le coup, je n’y ai pas pensé, c’est juste après que
j’ai pris conscience de ce que j’avais dit…J’avoue cependant que j’avais
déjà utilisé le terme de Barrilete pour commenter des buts de Maradona,
j’adorais ce joueur, et c’était pour moi l’occasion de dire avec ironie
que nous avions le plus génial lunatique du monde sous le maillot argentin :
« Regardez ce qu’a fait le barrilete ».
Je voulais montrer le génie du joueur tout en moquant ceux qui pensaient qu’il était cyclique dans ses actions. Lors d’une coupe du monde, vous savez que la terre s’arrête. Quand vous avez en plus Maradona, vous savez que la terre, le vent, le feu, l’univers, la stratosphère et le cosmos sont de la partie. Aussi je n’ai aucun mérite d’avoir créé cette expression, c’était quelque chose de naturel.